Biomédecine et innovation : quelle relation entre patients, médecins et chercheurs ?
L’opinion des consommateurs est de plus en plus sollicitée, et ce, notamment dans le domaine de l’innovation. Les entreprises et les institutions ressentent un besoin grandissant de tester leurs idées et de bénéficier de commentaires issus du terrain sur leurs produits ou leurs services. Le constat est tout particulièrement vrai dans l’industrie high-tech, mais aussi, dans le champ de la biomédecine. L’apport de patients recevant des soins s’avère essentiel, de même que le dialogue avec les praticiens à la recherche constante d’innovations médicales. Jusqu’à un certain point, en tout cas…
Toute organisation fournissant un produit ou un service nécessitant des recherches et des tests approfondis fait face au même défi : elle doit être en mesure de réduire la distance entre les travaux de recherche menés en laboratoire et le ressenti de ses consommateurs, sur un produit ou un service existant comme futur, et ce dans les secteurs commerciaux comme non-commerciaux. Ainsi, dans le secteur de l’éducation, le travail scientifique mené par les universitaires doit être présenté aux étudiants dans le cadre d’un enseignement convivial, alors que dans le champ commercial, il sera proposé par le biais de partenariats ou de collaborations avec des entreprises en rapport avec le cursus commercial dispensé. Dans les organisations les plus orientées « ventes », les forums en ligne sont désormais largement utilisés pour rechercher de nouvelles idées ou en apprendre davantage sur l’expérience utilisateur des produits et services existants. Le secteur médical fait face à un défi légèrement différent : il doit être mis en garde contre la tentation de prendre en considération l’opinion d’un bénéficiaire de manière trop poussée.
Un danger pour la recherche : la distraction
La profession médicale constitue un cas particulièrement intéressant, en raison de l’étroite proximité entre patients et dispensateurs de soins, en opposition avec l’éloignement potentiel des chercheurs en quête d’innovations. Trois communautés coexistent ainsi, scientifiques, médecins et patients, à la fois liées et victimes d’une distance significative. La question qui se pose ainsi pour une organisation cherchant à innover et à tester des idées auprès de sa communauté : est-il vraiment souhaitable de réduire la distance, au risque de distraire les chercheurs de leur indispensable travail de laboratoire ? Tout est question de contexte.
Il existe à ce jour peu de données empiriques quant au lien entre patients et chercheurs, et quant à l’impact à long terme de la réduction de leur distance sur l’innovation médicale. Or, non seulement cette interrogation empirique est nécessaire, mais le contexte institutionnel dans lequel évoluent les chercheurs doit lui aussi être pris en compte (en fonction de son orientation vers les soins ou davantage vers la recherche scientifique). Comme dans toute entreprise, les chercheurs doivent décider de la meilleure manière d’investir leur temps et leur énergie. Si leur temps n’est pas de l’argent au sens purement commercial du terme, leurs enjeux sont tout aussi important qu’une entreprise traditionnelle. Une innovation réussie aboutissant à un service amélioré est autant « business » que la conception, la commercialisation et la vente de produits de consommation traditionnels. Un chercheur peut ainsi être distrait de son activité principale, ce qui constitue une menace certaine pour l’innovation.
Savoir prendre de la distance
Une étude récente s’est intéressée à plusieurs groupes biomédicaux situés en Espagne, issus d’universités, de centres de recherche, d’hôpitaux, de cliniques et de fondations de recherche. L’objectif : tester la probabilité d’accroître ou de réduire le contact avec les patients. L’opposition entre recherche et soins a été appliquée dans tous les cas, avec pour objectif d’étudier l’impact du contexte institutionnel.
Les chercheurs agissant à la fois dans une logique scientifique et de soins ont été stimulés jusqu’à un certain point par leurs interactions avec les patients. Dans deux cas cependant, il est apparu qu’un trop grand nombre de contacts portait préjudice à leur capacité d’innovation. La courbe ascendante de l’activité de recherche s’est avérée particulièrement élevée pour les chercheurs investis dans un environnement axé sur la science, tandis que le ralentissement de l’activité était plus significatif lorsque trop de temps était investi dans les soins aux patients, au détriment de leur activité principale d’innovation.
L’étude met en évidence deux points en ce qui concerne la profession médicale, lesquels pourraient parfaitement être appliqués à d’autres types de développements de produits ou services. Premièrement, l’innovation n’est pas simplement constituée d’un ensemble de résultats mais elle intègre les processus par lesquels ces résultats sont obtenus, y compris l’organisation institutionnelle et l’orientation d’une entreprise en termes d’objectifs. Par ailleurs, les résultats soulignent l’importance de savoir arrêter de tester des idées auprès de consommateurs ou de prestataires de services, pour se mettre au service de l’objectif ultime : innover, pour le bénéfice de tous.
Ce texte s’inspire de l’article “Contact avec les patients et innovation : l’innovation médicale selon différentes logiques institutionnelles”, écrit par Oscar Llopis et Pablo d’Este, publié dans la revue “Research Policy” (45, 2016).
Oscar Llopis est professeur assistant à Rennes School of Business. Ses domaines de recherche comprennent la gestion de l’innovation, l’entrepreneuriat académique, l’économie de l’innovation, les interactions entre la science et l’industrie ou encore l’analyse des réseaux sociaux.
Pablo d’Este est chercheur à l’université polytechnique de Valence, en Espagne. Il s’intéresse notamment aux interactions entre l’université et la société, au transfert des connaissances et à l’innovation.
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